Bonheurs du jour : Anthropologie de l'instant by Marc Augé

Bonheurs du jour : Anthropologie de l'instant by Marc Augé

Auteur:Marc Augé
La langue: fra
Format: epub
Tags: Journal, Récits, Espace, Mémoire, Solitude, Analyse, Paysages, Symbolique, Conversation, Hôpital, Social, Littérature
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2018-01-24T00:00:00+00:00


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Chansons

Un peuple qui chante est un peuple heureux, a-t-on tendance à penser. Quelques images convenues précisent le tableau ; je reconnais bien volontiers qu’elles sont datées : un peintre en bâtiment, perché sur son échafaudage, siffle à tue-tête et la mélodie s’infléchit jusqu’à se transformer en un soupir (ou un sifflet) d’admiration lorsqu’une jolie fille passe dans la rue : « Ça, c’est à la française ! » commente la voix gouailleuse de Maurice Chevalier.

Je garde de la Libération le souvenir d’une période heureuse où tout le monde chantait et où beaucoup de gens (mais des hommes exclusivement) sifflaient dans la rue. Saint-Granier, qui avait lancé la mode des radio-crochets dans les années 30, animait en 1945 une émission quotidienne, « On chante dans mon quartier », dont le refrain entraînant, créé par Francis Blanche, était repris par beaucoup dans les rues de la capitale : « Ploum ploum, tralala, voilà c’qu’on chante, voilà c’qu’on chante… Ploum ploum, tralala, voilà c’qu’on chante chez moi. » J’avais dix ans, mais je n’ai pas inventé le climat d’euphorie que quelques ritournelles avaient répandu dans Paris. En 1946, « La chanson du bonheur », dont les paroles françaises étaient, là encore, de Francis Blanche, ajoutait une touche sentimentale à l’allégresse ambiante.

Le besoin soudain de fredonner qui monte aux lèvres exprime bien le caractère gratuit et libérateur de l’élan auquel il nous arrive de céder. Au moment du refrain, le défilé des images d’hier et de demain qui font le quotidien s’arrête, le temps suspend son vol, et l’auditeur, sensible à ce changement de rythme, s’identifie au mouvement même qui évide sa conscience. Il n’est plus, pour un instant, que rythme, rimes et mélodie.

Si ce besoin n’existe plus guère de nos jours, c’est que le silence où il prenait naissance a disparu. Nous ne supportons plus le silence. Au moins est-ce ce dont essaient de nous convaincre tous les représentants actifs de la société de consommation qui entreprennent de le meubler avec tout ce que mettent à leur disposition les fournisseurs attitrés de bruit radiophonique ou télévisuel. Il est difficile aujourd’hui à Paris de trouver un bistrot qui ne soit envahi par les cadences lancinantes des batteries et des percussions. Au Quartier latin, toutefois, certains d’entre eux se sont risqués avec succès à diffuser des chansons passées de mode, des chansons avec paroles, et Trenet, Barbara, Reggiani, Brel, Bécaud, Montand, Moustaki, Nougaro, Brassens, Ferré et quelques autres… y trouvent une nouvelle jeunesse.

La chanson est exemplaire du rapprochement entre créateur et utilisateur qui m’a paru une des sources possibles des bonheurs ordinaires. Elle existe d’abord par celui ou celle dont la voix l’a rendue célèbre ; Édith Piaf n’est pas l’auteur des chansons qu’elle a immortalisées. Les auteurs compositeurs ne sont pas tous paroliers et musiciens. La chanson existe ainsi, quand elle prend de l’âge, comme une œuvre d’art non pas anonyme mais appartenant à tous – un peu comme Victor Hugo, dont personne ne mettrait en doute la qualité d’auteur, mais dont les personnages



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